Death Stranding : La Mort vous va si bien

Si plusieurs des précédents jeux d’Hideo Kojima reflétaient ses préoccupations (Metal Gear Solid et la menace du nucléaire pour ne citer que la plus connue) ou expérimentaient certaines choses (Boktai et son capteur solaire), ils conservaient néanmoins une structure assez classique dans leur gameplay ou leur narration, ceci venant sans doute en partie du fait qu’ils étaient produits au sein d’un grand studio. Bien qu’édité par PlayStation, Death Stranding porte plus que jamais le sceau de Kojima, première réalisation du studio qu’il a fondé. C’est donc tout naturellement que le créateur japonais a laissé libre cours à son imagination débridée en concevant un jeu à nul autre pareil.

Parler de Death Stranding n’est pas chose aisée. Il y a beaucoup à en dire mais, avant toute chose, le plus important est de comprendre la philosophie initiale de cet open world allant à contre-courant de la quasi-totalité des jeux du même genre. En effet, la plupart des titres en monde ouvert tentent de proposer un monde rempli d’activités, au détriment parfois de la cohérence de l’univers dans lequel on évolue. Si Ubisoft se révèle être le chantre de ce mouvement depuis de nombreuses années à travers des sagas comme Assassin’s Creed, Far Cry ou Ghost Recon, elle partage le marché avec plusieurs concurrents à commencer par Sucker Punch (Ghost of Tsushima) ou bien encore Insomniac Games (Marvel’s Spider-Man). Bien entendu, avant eux, des sociétés comme Bethesda (The Elder Scrolls) ou Rockstar (GTA, Red Dead Redemption) occupaient déjà le terrain en proposant des mondes vastes et incroyablement immersifs. De son côté, Death Stranding s’inspire davantage des premiers exemples tout en utilisant le moteur DECIMA utilisé par Guerilla Games (Horizon). Mais ce qui fait la différence avec ces exemples est que Death Stranding aborde l’immersion via la prisme de la solitude, l’impression d’immensité côtoyant une sensation de vide et ce bien que le projet intègre une très forte dimension coopérative avec des millions de joueurs connectés.

Death Stranding, c’est l’histoire de Sam Strand (Norman Reddus) évoluant dans un monde post apocalyptique et qui va devoir reconnecter plusieurs installations de la côte Est à la côte Ouest des Etats Unis pour le compte de l’UCA, un gigantesque réseau de communication. Sachant que l’événement ayant mené le monde au bord du gouffre, le fameux Death Stranding, a rendu inutilisable la plupart des moyens de locomotion, une nouvelle ère s’est créée autour de sortes de supers livreurs ayant la lourde tâche de transmettre matériaux et objets aux diverses installations connectées. Alors qu’on découvre le monde à disposition, les premières heures sont les plus dépaysantes. Elles constituent d’ailleurs la première épreuve que devra affronter le joueur avant que le titre ne lui facilite progressivement la tâche à travers un gameplay évoluant du début à la fin.

Jouer à Death Stranding, c’est accepter ce que tous les autres jeux évitent plus ou moins sciemment pour ne pas frustrer le joueur afin de le retenir. De fait, l’apprentissage du gameplay du jeu de Kojima se fait progressivement, très progressivement même puisque tout ce qui va vous aider dans votre tâche proviendra des missions de livraisons, principales comme optionnelles. Ainsi, avant de pouvoir obtenir les équipements les plus utiles, vous devrez parcourir à pied de vastes plaines, gravir de hautes montages, enjamber des gouffres profonds car oui, Death Stranding peut être vu comme une sorte de trekking simulator. Pour autant, il serait extrêmement réducteur de ne le voir qu’ainsi bien que son gameplay l’en rapproche et ce, même si par la suite, il sera possible d’utiliser des véhicules (motos, camions, tyroliennes) pour vous faciliter la vie.

Death Stranding est avant tout un jeu de Kojima qui une fois encore y injecte beaucoup de sa personnalité, qu’elle transparaisse à travers de brillantes idées de gameplay ou des thématiques plus profondes ici liées à la Mort. En effet, dès son titre énigmatique, le jeu questionne et il ne cessera de le faire à travers son histoire aussi fluide que complexe soutenu par le jeu de nombreuses personnalités dont Leia Seydoux, Mads Nikkelsen, Lindsay Wagner ou bien encore Troy Baker. Il n’en fallait pas moins pour crédibiliser cet univers qui intègre également, de façon plus ou moins meta, d’autres grands noms noms de l’industrie cinématographique et vidéoludique à l’image de Guillermo del Toro, Nicolas Winding Refn, Hermen Hulst (co fondateur de Guerilla Games), Hirokazu Hamamura (ancien éditeur en chef de Famitsu)…

Pour connecter tout ce beau monde, Sam serait donc la personne sur qui compter d’autant qu’au-delà de sa fonction première (livrer les marchandises, rapidement et bon état qui plus est), l’homme (et donc le joueur) peut être vu comme une sorte de messie annonçant le début d’une nouvelle ère. Ce parallèle n’est pas innocent d’autant que son sang est son arme la plus précieuse contre les Mules (d’anciens porteurs vivant désormais dans l’illégalité) ou à plus forte raison les Echoués, des créatures faisant le lien entre le monde des vivants et celui des morts. Sam est donc la pièce maitresse d’une tragédie passée et la seule personne à même d’offrir un futur aux rescapés. Ayant la faculté de revenir du monde des Morts, son immortalité accentue encore plus sa dimension christique et fait de lui le sauveur d’une humanité désemparée et déconnectée. Kojima oblige, le parcours de Sam sera jalonné de rencontres marquantes. A ce titre, Cliff Unger (notez l’habile jeu de mots laissant présager un antagoniste plein de surprises) est sans doute l’un des personnages les plus étonnants, au même titre que Heartman, condamné à subir une crise cardiaque toutes les 20 minutes afin de pouvoir atteindre sa grève (une passerelle entre le monde des morts et des vivants) afin d’y retrouver sa famille. Si Heartman peut être assimilé à une sorte de guide à même de nous expliquer les concepts les plus philosophiques du jeu, Unger s’avère tout aussi fascinant à cause d’un passé lui aussi tragique synonyme de phases de gameplay associées, versant davantage dans l’action/infiltration pure à travers différentes époques renvoyant aux grandes guerres de ces 80 dernières années.

Ne manquant pas de révélations et d’un lore aussi dense que passionnant, Death Stranding subit toutefois une narration assez étrange. Comme à l’accoutumée, Hideo Kojima ne lésine jamais sur les longues cinématiques explicatives mais plutôt que de les distiller tout au long de l’aventure, il opte ici pour un découpage très irrégulier avec plusieurs chapitres quasiment vides de toute forme de narration alors que d’autres en sont remplies. De plus, à l’instar d’un jeu comme Horizon, Death Stranding compte également sur une quantité astronomique de mails et autres données pour consolider son univers. Leur lecture reste intéressante et très utile pour avoir toutes les clés de compréhension même si il y avait matière à faire quelque chose de plus immersif.

A l’inverse, le gameplay s’avère brillant en imbriquant construction de matériel et analyse du terrain pour maximiser ses trajets et prise en compte de la météo, les pluies acides ayant pour effet de grignoter notre matosse, qu’il s’agisse d’une échelle, d’un véhicule ou même d’un abris anti-précipitations.

Décrire Death Stranding est donc plus complexe qu’il n’y parait tant que le ressenti variera en fonction de votre capacité à maitriser l’éventail des possibilités offertes et la difficulté de certaines missions vous demandant de gravir des montagnes enneigées avec des centaines de kilos de matériel sur le dos. Pour y parvenir, vous devrez changer constamment d’équipement (bottes, gants, squelettes permettant de transporter plus de marchandises…), anticiper les problèmes et vous munir d’ancres d’escalade, de suffisamment de poches de sang mais également d’armes. Il vous faudra aussi ne jamais être à cours de matériaux (obtenus en réussissant des missions) pour pouvoir construire des infrastructures (ponts, routes, générateurs, etc) afin de palier rapidement à tout type de situation et vous aider dans votre progression. Et si vous parvenez enfin à votre destination, il vous restera encore parfois à traverser une zone de précipitions remplie d’Echoués en avançant prudemment, en retenant votre respiration et en utilisant «votre bébé» pour repérer vos adversaires afin de ne pas être emporté dans un maelström organique annonciateur d’un rude combat à venir contre une créature issue du monde des Morts.

Bien que régulièrement confronté à certaines détails agaçants (l’impossibilité de complètement zapper les phases de résurrections de Sam ou les téléportations avec Fragile, le fait de devoir coller son véhicule devant l’entrée des installations afin que son chargement soit pris en compte, la map parfois peu lisible…), la découverte de Death Stranding reste néanmoins fascinante, encore plus dans sa version Director’s Cut intégrant quantité d’ajouts comme des constructions et armes inédites, des combats plus agréables, l’ajout d’un «Buddy Bot» accompagnant Sam, un mini jeu de course, des options graphiques pour la PS5 ou bien encore de nouvelles missions. Porté par une dimension quasi mystique, le jeu se complaît dans des concepts philosophiques façonnant un monde qu’on se plaît à découvrir et à décrypter bien que cette tâche soit loin d’être aisée. Pourtant, au grès de nos pérégrinations dignes de celles d’un Jack London, soutenues par une bande son fabuleuse, l’épreuve devient un voyage initiatique enivrant ou, paradoxalement, la solitude ressentie côtoie continuellement l’aspect coopératif du jeu synonyme des constructions des autres joueurs qu’on pourra utiliser en les remerciant par des Likes, la dopamine indispensable à chaque Porteur qui se respecte.

Cet aspect s’avère ironique puisque tout en pointant du doigt ce besoin incessant de plaire à autrui (renforcé par l’utilisation des réseaux sociaux actuels), Kojima l’intègre à son tour dans son gameplay, chaque mission se soldant par un nombre de Likes augmentant l’une des cinq caractéristiques de Sam lui permettant d’être plus résistant, plus endurant, bref, meilleur dans son métier. On pourra également esquisser un sourire en constatant que plusieurs collectibles à récupérer associés au culte du créateur nippon font montre d’un aspect narcissique assez prononcé par celui qui s’amuse du besoin absolu de reconnaissance de tout un chacun.

Lourd de sens, perturbant, complexe, agaçant, sophistiqué, Death Stranding est un ensemble d’émotions qui vous accompagneront du début et à la fin. Signé du sceau d’Hideo Kojima, le titre bouscule plusieurs conventions en assumant totalement sa dimension presque expérimentale par moments. Le jeu ne mettra pas tout le monde d’accord mais si vous lui accordez votre intérêt et parvenez à franchir la barrière des premières heures, vous aurez devant vous un OVNI aussi fascinant dans ses ambitions que ses imperfections, aussi impressionnant techniquement qu’artistiquement, aussi profond dans ses thématiques que son gameplay.

Death Stranding est un jeu unique et comme tout ce qui est unique, il ne plaira pas à tout le monde d’autant qu’en assumant son gameplay, sa narration et ses thématiques, il ne cherche jamais la facilité. Toutefois, si vous parvenez à surmonter les premières heures, à vous plonger dans son univers et à accepter son mode de pensée, vous aurez à disposition un titre grandiose, profond et extrêmement satisfaisant dont les ramifications s’étendront dès cette année avec un deuxième volet promettant d’être encore plus radical dans son orientation. On en frémit d’excitation.

Yannick Le Fur

Yannick Le Fur

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